Sous la direction du Prophète Moïse, un événement centré autour de Sâmirî s’est déroulé lors du voyage des enfants d’Israël, libérés de l’oppression du Pharaon et en route vers les terres promises. Le Coran raconte les détails de cet événement exemplaire dans les versets 80 – 98 de la sourate Taha et dit ensuite au Prophète Muhammad : « C’est ainsi que Nous te racontons les récits de ce qui s’est passé. C’est bien un rappel de Notre part que Nous t’avons apporté. »1 L’adverbe en langue arabe « Kadhālika », signifiant « ainsi », est employé pour souligner l’objectif du Coran dans son traitement des événements passés – qu’ils soient historiques, mythiques ou représentatifs – ainsi que la manière dont ils sont abordés. L’objectif principal des récits racontés dans le Coran est toujours de mettre en lumière certaines vérités fondamentales et de les refléter. Cela souligne qu’il existe des leçons cruciales concernant le fait de « fausser les versets » que les musulmans, en tant que derniers représentants de la révélation, devraient tirer de l’événement survenu entre Sâmirî et les enfants d’Israël pendant l’absence temporaire du Prophète Moïse, au début de leur libération de l’esclavage.
L’événement a débuté lorsque le Prophète Moïse fut appelé sur le mont Sinaï pour recevoir la révélation, comme l’indique le verset 83 de la sourate Taha. Cela a été décrit dans un autre verset comme suit : Et Nous donnâmes à Moussa (Moïse) rendez-vous pendant trente nuits, et Nous les complétâmes par dix, de sorte que le temps fixé par son Seigneur se termina au bout de quarante nuits.2 Et Moussa (Moïse) dit à Haroun (Aaron) son frère : « Remplace-moi auprès de mon peuple, et agis en bien, et ne suis pas le sentier des corrupteurs. »3 À la fin du verset, les avertissements de Moïse donnent l’impression qu’il avait anticipé un événement susceptible d’arriver à son peuple après lui. En effet, le Prophète Moïse est averti de ce triste événement au cours de ses derniers jours sur la montagne, comme le mentionne le verset 85 de la sourate Taha. Allah dit : « Nous avons mis ton peuple à l’épreuve après ton départ. Et le Sâmirî les a égarés. »
Il n’est bien entendu pas facile de libérer immédiatement un peuple qui a acquis son indépendance politique et sociale après des siècles de captivité, de l’influence corruptrice de son passé, et de lui apporter instantanément l’ordre et la discipline spirituels et sociaux souhaités. Malgré cette grande liberté et les innombrables bénédictions qu’Allah leur avait accordées au cours de leur voyage, les enfants d’Israël ont fait preuve d’ingratitude. En l’espace d’une courte période de quarante jours, succombant aux tentations de Sâmirî – confirmant l’avertissement de Moïse – ils se sont engagés sur une voie erronée et corruptrice renouant avec leurs anciennes croyances d’Égypte.
Ces paroles et les événements qui les ont suivies ont dû bouleverser le Prophète Moïse à tel point que son reproche et sa réaction à l’égard de son peuple sont décrits dans le verset 86 de la sourate Taha comme suit : Moussa (Moïse) retourna donc vers son peuple, courroucé et chagriné ; il dit : « Ô mon peuple, votre Seigneur ne vous a-t-Il pas déjà fait une belle promesse ? L’alliance a-t-elle donc été trop longue pour vous ? Ou avez-vous désiré que la colère de votre Seigneur s’abatte sur vous, pour avoir trahi votre engagement envers moi ? »4
En réponse à ces paroles de Moïse, son peuple lui a dit : « Ce n’est pas de notre propre gré que nous avons manqué à notre engagement envers toi. Mais nous fûmes chargés de fardeaux d’ornements du peuple (de Fir’awn [Pharaon]) ; nous les avons donc jetés (sur le feu) tout comme le Sâmirî les a lancés. »5 Ces mots révèlent que les enfants d’Israël, « plutôt que de s’excuser et de se repentir auprès d’Allah », cherchaient à se justifier et à rejeter la responsabilité de l’évènement sur d’autres domaines. Les ornements mentionnés dans le verset sont les objets en or et en argent que les enfants d’Israël ont empruntés aux Égyptiens juste avant de quitter l’Égypte. En fait, cet « emprunt » était basé sur des raisons injustifiées et effectué sans aucune intention de restituer les ornements à leurs propriétaires. Cependant, il semble que la culpabilité liée à leur méfait se soit progressivement enracinée en eux sous forme d’une agitation intérieure. C’est pourquoi, les enfants d’Israël ont choisi de se débarrasser de ces ornements acquis dans le péché.
C’est alors que Sâmirî est apparu et leur a montré le moyen de se débarrasser de ces ornements : Puis il en a fait sortir pour eux un veau, un corps à mugissement. Et ils ont dit : « C’est votre divinité et la divinité de Moussa (Moïse) ; il a donc oublié.” 6
Ce veau d’or des enfants d’Israël est manifestement le produit de l’influence égyptienne qui s’est poursuivie pendant des siècles. À Memphis, les Égyptiens vénéraient le taureau sacré Apis, qu’ils considéraient comme l’incarnation du dieu Ptah. Lorsque le taureau vieillissait et mourait, on croyait qu’un nouvel Apis naissait immédiatement à sa place et que l’esprit de l’ancien se réincarnait en Osiris au pays de la mort. Ce dieu bicéphale était désormais vénéré sous le nom d’« Osiris-Apis ».7 Quant au « son sourd » émanant du veau d’or, il pourrait s’agir d’un bruit produit par le vent, à l’image de celui des idoles dans les temples égyptiens, connues pour émettre des sons grâce à des cavités aménagées en leur sein.
La dernière partie du verset concernant le veau d’or – « C’est aussi la divinité de Moïse, il a donc oublié » – pourrait faire allusion au fait que Moïse, a été éduqué dans le palais de Pharaon comme un véritable Égyptien ou également exprimer la nostalgie inconsciente des enfants d’Israël pour leurs anciennes divinités, qui étaient tangibles, visibles, palpables et capables de produire des sons. En fait, leur appel à Moïse dans le verset 55 de la sourate Al-Baqara indique qu’ils croyaient et aspiraient en cette divinité tangible et visible : « Ô Moussa (Moïse), nous ne te croirons qu’après avoir vu Allah clairement ! » 8 Concernant la phrase « il a donc oublié » attribuée au Prophète Moïse, plusieurs interprétations ont été proposées sur ce qui aurait été oublié. Selon l’une d’elles, cette expression signifie que Sâmirî s’est écarté de la religion prêchée par Moïse et a oublié le vrai Dieu. Une autre interprétation suggère qu’il s’agit des paroles de Sâmirî au sujet de Moïse : par cette phrase, il aurait tenté de persuader la communauté que le véritable dieu que Moïse était parti chercher au mont Sinaï n’était autre que ce veau, mais que Moïse l’avait oublié.
Après tout ce qui s’est passé, le Prophète Moïse se tourne vers Sâmirî, l’instigateur de cette épreuve et l’artisan du veau d’or et l’interroge sur les raisons de son acte : « Qu’est-ce qui t’a poussé à agir ainsi, Ô Sâmirî ?» 9
Il ne fait aucun doute que le mot Sâmirî dans le verset est un adjectif indiquant l’ascendance ou l’origine de la personne en question. Cette personne était l’un des nombreux Égyptiens qui ont adopté la religion du Prophète Moïse et se sont joints aux enfants d’Israël lors de leur exode d’Égypte. Dans ce cas, il est possible que le terme sâmirî soit lié au mot « shemer » qui signifie « étranger » ou « étrangère » dans l’ancienne langue égyptienne. Ce point de vue est soutenu par le fait que la première action de la personne dans le récit est l’adoration du veau d’or, faisant écho à la figure d’Apis dans la religion égyptienne.
A cette question du Prophète Moïse, Sâmirî a répondu : « J’ai vu ce qu’ils n’ont pas vu : j’ai donc pris une poignée de la trace de l’Envoyé ; puis, je l’ai lancée. Voilà ce que mon âme m’a suggéré. »10 Si nous prêtons attention à ses paroles, il ne semble pas éprouver de remords pour ses actes. Au contraire, il parle à Moïse avec une grande confiance en lui, capable de se défendre et de défendre ses actes avec sang-froid. En d’autres termes, il semble que cette conversation soit basée sur un désaccord théologique entre eux.
Dans le verset, le verbe « besure » qui signifie « avoir vu » ou « devenir capable de voir » employé dans la déclaration de Sâmirî « J’ai vu ce qu’ils n’ont pas vu » a également des significations idiomatiques telles que « saisir quelque chose mentalement / acquérir de la perspicacité dans ce domaine / le comprendre ». En d’autres termes, avec cette déclaration, Sâmirî voulait dire à Moïse : « J’ai compris ce qu’ils n’ont pas compris ; j’ai compris que certaine partie de ce que tu as dit, ô Moïse, était erronée. » Il semble que Sâmirî s’oppose à l’idée d’un Dieu transcendant et invisible, estimant que les gens devraient croire en une divinité « visible, touchable et tangible ». Les mots de Sâmirî, « J’ai pris une poignée de la trace de l’Envoyé ; puis je l’ai lancée “, signifient qu’il a pris une partie de la méthode d’enseignement spirituel du Prophète Moïse – sa prédication et sa pratique – et qu’il l’a jetée hors du contenu de son enseignement. On comprend que le refus par Sâmirî de certains des enseignements du Prophète Moïse révèle une inclinaison inconsciente à l’idolâtrie et une tendance à attribuer des qualités divines à des objets ou à des êtres autres que Dieu. Cette approche n’est qu’une imagination vaine et trompeuse qui tente de rapprocher l’insaisissable et l’inconcevable du champ limité de la perception et des sens humains, en présentant une image concrète de l’existence divine ou, du moins, de ce qui peut être conçu comme sa « tajalli (manifestation) ». Cependant, toutes les tentatives en ce sens ne font qu’obscurcir davantage la compréhension de Dieu au lieu de l’éclairer. Ainsi, chaque pas dans cette direction finit par contrecarrer son propre objectif, condamnant la personne animée d’une inclination religieuse à une impasse, où son potentiel spirituel est totalement anéanti. C’est précisément cette vérité que l’histoire du veau d’or, telle qu’elle est présentée dans le Coran, cherche à illustrer.
Après cette conversation, le Prophète Moïse s’adressa à Sâmirî en ces termes : Va-t’en. Dans la vie, tu auras à dire (à tout le monde) : « Ne me touchez pas ! » Et il y aura pour toi un rendez-vous que tu ne pourras manquer. Regarde ta divinité que tu as adorée avec assiduité. Nous la brûlerons certes, et ensuite, nous disperserons [sa cendre] dans les flots. En vérité, votre seul Dieu est Allah en dehors de qui il n’y a point de divinité. De Sa science Il embrasse tout.11
Il apparaît que Sâmirî a été puni par une sanction sévère sous la forme d’un isolement et d’une mise à l’écart de la société. Rejeté par son propre peuple, il fut condamné à vivre dans la solitude jusqu’à la fin de ses jours. Par ailleurs, certaines exégèses suggèrent qu’il aurait également été sanctionné par une maladie physique, l’obligeant à rester à l’écart des hommes ou l’empêchant d’avoir une descendance. Tous ces éléments indiquent que Sâmirî n’était pas un individu ordinaire, mais une figure influente, dotée d’un savoir certain, capable de manipuler les enfants d’Israël, de les entraîner derrière lui et de les détourner habilement du droit chemin. Avec une grande maîtrise, il a usé de la plus dangereuse des tromperies : la manipulation du sacré. En attribuant un caractère légitime au faux, il a détourné la vérité à son avantage, tout en cultivant l’image d’un homme détenteur de connaissances secrètes et mystérieuses, cherchant ainsi à saper la religion de l’intérieur.
Les enfants d’Israël, quant à eux, oublièrent comment ils avaient été sauvés de l’oppression de Pharaon. Bien qu’ils aient été témoins du miracle qui s’était produit dans la mer sous leurs propres yeux, ils se mirent – selon l’expression de l’Imam Ali « avant que l’humidité de leurs pieds n’ait séché » à regretter leurs jours de servitude. Ignorant les avertissements du Prophète Haroun, qui les mettait en garde contre l’adoration de l’idole façonnée par Sâmirî, ils persistèrent obstinément, déclarant : « Nous continuerons à y être attachés, jusqu’à ce que Moussa (Moïse) retourne vers nous. »12 C’est en raison de cette obstination que le Coran décrit leur attachement aux choses matérielles avec ces mots dans le verset 93 de la sourate Al-Baqara : « Dans leur impiété, leurs cœurs étaient passionnément épris du Veau (objet de leur culte). »13 Cette expression peut être interprétée comme une allusion au fait que, après des siècles passés en Égypte, les enfants d’Israël avaient adopté certaines croyances des Égyptiens, notamment la sacralisation du bétail. Autrement dit, ils avaient refoulé leur engagement à l’adoration exclusive de Dieu, leur foi, leur responsabilité et leur conscience spirituelle. En persistant dans leur déni, ils finirent par ancrer dans leurs cœurs et leurs esprits le culte du veau d’or, érigé en idole à la place du véritable Créateur.
La description de ce comportement dans le verset « le veau fut bu dans leurs cœurs » peut être comprise comme le fait qu’ils ont laissé s’installer en eux l’amour des valeurs matérielles et de ce monde. Autrement dit, ils se sont tournés vers la mondanité, remplaçant leurs sentiments spirituels par des attachements purement matériels. En fait, quelle qu’en soit la raison, il s’agissait d’une conséquence de leur mécréance. Les juifs de Médine disaient également : « Nous ne croyons qu’en ce qui nous a été révélé. » Pourtant, leur propre histoire religieuse était jalonnée de nombreuses dérives. C’est pourquoi leurs croyances erronées les conduisaient à commettre des actes répréhensibles, parmi lesquels figurait le rejet du Prophète Muhammad et du Coran. En résumé, cet attachement était ancré dans leur sang et dans leur cœur depuis des générations. Déjà, lors de leur voyage avec Moïse, lorsqu’ils croisèrent un peuple adorant des idoles, ils lui dirent : « Ô Moussa (Moïse), désigne-nous une divinité semblable à leurs dieux. »14
Jusqu’à présent, nous avons évoqué le Sâmirî des enfants d’Israël qui « détournait habilement les versets en exploitant le sacré. » Cependant, le fait que le terme Sâmirî ne soit pas un nom, mais un adjectif nous révèle que chaque époque a ses propres Sâmirîs locaux et mondiaux. Ces figures déploient tous les moyens à leur disposition et usent de leurs compétences pour « faire boire l’amour du veau d’or ». Toute personne ou institution qui admet une dimension du tawhid tout en rejetant une autre, c’est-à-dire, qui fragmente la divinité d’Allah ; et qui, sous couvert d’être du côté de la vérité, mine la religion de l’intérieur, la détruit avec des concepts religieux et ancre habilement l’attachement au monde matériel dans les cœurs, fait partie du champ d’action du Sâmirisme. Aujourd’hui, les Sâmirîs modernes et contemporains offrent de nouvelles idoles sociales auprès des masses en crise de liberté, d’identité et de foi, et cherchent à séduire et à endormir la société. De plus, ils perçoivent ces actes de discorde et de malice comme des vertus.
Les veaux de notre époque, désormais produits à diverses occasions, influencent les gens par leurs voix, leurs couleurs, leurs formes et leurs appels. À travers des agendas, des concepts et des modes de vie variés, ils cherchent sans relâche à détourner les gens de leur véritable direction, les éloignant d’Allah en les asservissant à leurs passions et leurs ambitions. Tout au long de l’histoire, le monde islamique en général et les musulmans en particulier ont souffert – et continuent de souffrir – des idoles artificielles sacralisées, façonnées par ces Sâmirîs talentueux. Il est difficile de détailler précisément quelles sont ces idoles et qui les a introduites parmi les musulmans pour semer la discorde. Cependant, une chose est sûre : si l’Islam s’est dégénéré aujourd’hui et si les musulmans se sont, consciemment ou non, éloignés d’Allah, de la religion, de la foi et de la vérité à cause d’idoles artificielles, les mentalités sâmirîennes en sont bien souvent responsables. Ces dernières ont favorisé cette dérive par le biais de la « hurafa (superstition), de la bid’ah (l’innovation, l’hérésie), de la politique et de la déification. » Elles ont placé devant les musulmans des veaux bruyants, présentés comme étant au service du sacré.
Le veau de la superstition (hurafa) est un ensemble de croyances, d’approches, de revendications, de pratiques et d’attitudes contredisent la loi divine (sounnatullah), la science, la raison et la révélation, et qui proviennent principalement des anciennes traditions héritées des ancêtres. En effet, la tromperie des superstitions (hurafa) a éloigné les musulmans de la conscience de servitude fondée sur le tawhid, les transformant, sous l’illusion de faire de bonnes actions, en « jouet de Satan ».15 Par la suite, cela les a conduits jusqu’à être trompés au nom de Dieu.16 La vérité est que le salut éternel se reposera, non pas sur les slogans superstitieux des Sâmirîs qui sont utilisés pour se mettre en avant, mais sur les valeurs effectivement engendrées.17
Le veau de bid’ah (innovation religieuse) désigne les comportements introduits par « l’ajout ou la soustraction à la religion » sans « preuve dans la religion. » En réalité, la bid’ah est une institution du shirk, et elle consiste essentiellement à calomnier Allah en ajoutant à la religion des interdits et des permissions (haram-halal), ainsi que des notions de bien et de mal, qui n’en font pas partie. Ces ajouts sont embellis par ceux qui les inventent et adoptés par ceux qui cherchent la facilité dans l’imitation, puis mis en pratique dans leur vie quotidienne. À la lumière des explications des lexicographes basées sur les données du Coran, la bid’ah est l’ajout ou la soustraction des déterminations, des commandements et des acceptations établis par la révélation divine. Ainsi, la bid’ah est considérée comme une pratique négative dans le cadre de la religion, et représente une intervention dans le domaine divin. En d’autres termes, la bid’ah est le fait de prétendre que quelque chose existe dans la religion d’Allah alors que cela ne l’est pas.
La bid’ah consiste à inventer des croyances qui vont à l’encontre de la tradition du tawhid établie par la révélation. Même si ces actes sont réalisés avec de bonnes intentions et dans le but d’obtenir l’agrément d’Allah, cela ne les empêche pas d’être bid’ah. C’est pourquoi il est fondamentalement erroné de classer la bid’ah en bonne ou mauvaise, puis de se livrer à des débats à ce sujet. En effet, la définition d’une « bonne bid’ah » est une expression qui dissimule de nombreux aspects négatifs. Affirmer qu’ajouter quelque chose à la religion est bien, c’est déjà en soi une bid’ah. Les premiers Sâmirîs à avoir corrompu la tradition du tawhid avec des bid’ahs sont apparus parmi les Omeyyades. Les effets de leurs actions visant à détruire la religion sont encore visibles aujourd’hui. Cette phrase d’Anas Ibn Mâlik, qui fut longtemps au service du Prophète Muhammad, est une description triste de cette période : « La seule chose qui soit restée intacte parmi les enseignements du Prophète était la prière ; ils l’ont également rendue méconnaissable. » Hassan Al Basri, l’une des figures les plus importantes de la génération Tabi’un18 a déclaré à cet égard : « Si le Prophète s’était tenu devant cette mosquée et avait regardée, il n’aurait rien trouvé d’inchangé à part la qibla. »
Pour un musulman, le signe distinctif de la bid’ah est son absence dans le Coran. Car la source de la religion d’Allah est le Coran, et les autres sources relèvent non pas de la religion, mais du culte religieux. Puisque le culte religieux (diyanet) est une institution humaine, les innovations dans ce domaine ne constituent pas une bid’ah. C’est l’une des raisons pour lesquelles le monde islamique n’a jamais connu la paix. Le pire aspect de la bid’ah, qui consiste à modifier la religion d’Allah en y ajoutant ou en en retranchant des éléments, est qu’elle est souvent introduite avec de bonnes intentions. Ce terrain de bonne intention rend la bid’ah acceptable et précieuse aux yeux de la société, ce qui entraîne une déviation qui s’installe silencieusement : les coutumes et habitudes ajoutées à la religion finissent par être perçues comme partie intégrante de celle-ci. Ceux qui, à l’image des Sâmirîs, introduisent ces innovations religieuses doivent se rappeler qu’ils porteront également le fardeau des péchés commis par ceux qui, égarés par ces pratiques, en viennent à vivre des traditions humaines comme s’il s’agissait de la religion elle-même. En effet, le Coran affirme très clairement que ceux qui induisent les gens en erreur par ignorance partageront la responsabilité des péchés de ceux qu’ils ont égarés.19
L’un des principaux facteurs de la dégénérescence de l’Islam est le veau de la politique, c’est-à-dire, la politisation de la religion. L’histoire a montré que le domaine le plus impitoyable est celui qui instrumentalise la foi à des fins politiques. Non seulement il a engendré des oppressions inimaginables contre les peuples, mais il a aussi détourné de nombreuses âmes de la religion et d’Allah. En transformant la foi, qui devrait être un refuge de miséricorde, de fraternité et de partage, en un outil au service d’ambitions insatiables, le veau de la politique barre la route au véritable épanouissement spirituel et humain. Ce système repose sur la manipulation des croyants, qui, confiants et sincères, s’abandonnent sans méfiance. Trompées sous couvert de religion, ces masses ne réalisent pas leur aveuglement ; bien au contraire, elles consacrent tous leurs moyens à ceux qui les abusent, et ce, avec la ferveur d’un acte d’adoration.
Pour que le veau bruyant de la politique triomphe, il faut remplacer la volonté divine, qui est le cœur même de la religion, par la volonté humaine. Cette substitution est une catastrophe qui change le cours de la religion. Au lieu de guider l’humanité vers la miséricorde d’Allah, la religion se retrouve détournée vers le chaos des désirs et des ambitions humaines. Ce processus aboutit à un bouleversement où la sagesse divine est supplantée par les désirs meurtriers de l’ego. Un autre veau présenté aux musulmans par la politisation de la religion consiste à élever le Prophète au rang des anges, à le transformer d’un modèle moral à suivre en un être d’un autre monde qui répand la sainteté et l’enthousiasme. Une fois cet objectif atteint, l’étape de production de modèles visibles dotés de pouvoirs prophétiques commence. Ces personnes en matière de religion sont intouchables, infaillibles et au-dessus de toute critique. Cette structure est mise en place par ces individus auréolés de divers titres élogieux. Ensuite, ceux qui s’opposent à leurs dogmes sont déclarés irréligieux, et une série de règles pourtant utiles est érigée en tabous.
En somme, la politisation de la religion ne se soucie pas de la dégradation, voire de la destruction des valeurs de la religion et de la foi au nom d’intérêts politiques. Un tel politiste peut s’allier avec des individus qui n’ont aucune relation avec la religion et la foi, pour servir ses intérêts politiques, tout en devenant un ennemi implacable de ceux qui, bien qu’incarnant les plus nobles valeurs religieuses, ne lui apportent pas de soutien politique. Le facteur déterminant dans la vie et les comportements d’un tel individu n’est pas l’agrément d’Allah et la dignité de la religion, mais le veau du calcul et de l’intérêt politiques.
Enfin, le quatrième veau de la dégénérescence de l’Islam est celui de la « déification ». Cette autre forme de polythéisme (shirk) se manifeste sous trois aspects : « la déification des anges, la déification des prophètes et la déification des êtres humains. » L’aspect le plus tragique de ce phénomène est que ces déifications ne sont pas le fait des incroyants, mais sont perpétrées, au nom de la sainteté, par des Sâmirîs issus des croyants. La déification des prophètes est le type le plus dangereux. La plus grande destruction de la religion consiste à attribuer aux prophètes, messagers d’Allah, un rôle de partenaire d’Allah, tout en les transformant en des outils au service d’une cause contraire à celle qu’ils servent. En outre, le Coran se plaint également de la déification des hommes ou classes religieux. Il souligne que la déification des prophètes aboutira progressivement à celle des grandes figures religieuses.
Malheureusement, ce danger, présenté et détruit par le Coran, a été réintroduit plus tard au sein de l’Islam. Dans un premier temps, le Prophète Muhammad a été divinisé par les inventions de l’Israiliyat.20 Par la suite, ce processus a continué avec la déification de personnalités éminentes connues pour leur influence religieuse. Ainsi, des centaines de dieux de substitution déguisés et des milliers de faux prophètes masqués, vivants ou morts, ont régné sur le destin des musulmans. En somme, tant que le monde islamique continuera à adorer d’autres dieux en dehors d’Allah, c’est-à-dire vénérer des veaux d’or bruyants, il semble qu’il continuera à se traîner par terre.
Les Sâmirîs contemporains qui paraissent comme des défenseurs de la vérité mais qui, en réalité, servent la fausseté et l’artificialité, sont des brillants illusionnistes capables de discerner les failles des sociétés qu’ils cherchent à influencer et de les exploiter habilement à leur profit. Ils n’apparaissent et n’agissent que là où les véritables défenseurs du tawhid sont absents, corrompant les valeurs religieuses en utilisant les concepts de la religion. Bien entendu, leur pouvoir ne repose pas uniquement sur leurs talents, mais aussi sur l’ignorance de la société dans laquelle ils vivent et sur le désir inconscient de cette société d’adorer une divinité tangible, visible et physique. C’est pourquoi les Samiris contemporains ont introduit une idole identique à celle que chaque société possède dans son ego (nafs). En d’autres termes, ils leur ont montré ce qu’ils voulaient voir. Or, ces sociétés savent pertinemment que ces idoles n’ont ni pouvoir de nuire ni capacité de leur être bénéfiques. Pourtant, les traditions sacralisées les aveuglent, les empêchant de percevoir la vérité et les réduisant à l’état d’esclaves de leurs propres désirs/ego (nafs).
L’unicité divine (tawhid) et la religion forment un tout indivisible. Toute action visant à ajouter ou à soustraire à la religion, quelle qu’en soit l’intention, représenterait une contravention à la volonté divine et à la sagesse éternelle. Allah possède l’attribut du « tanzih »21 ainsi que l’attribut du « tachbih »22, mais le véritable tawhid est de pouvoir « unifier tanzih et tachbih ». Pour cette raison, assimiler les manifestations divines (tajallis) à leur support matériel, limiter l’Être Absolu et conférer à ces manifestations une autonomie divine en les érigeant en divinités indépendantes, revient à ouvrir la porte au shirk. Aucune bonne intention ni aucune justification fondée sur l’illusion de l’ego – « mon âme me l’a embelli» – ne saurait légitimer la fragmentation de la vérité. Fausser les versets d’Allah, refuser de se soumettre à l’enseignement du Messager et chercher à créer des idoles virtuelles, des veaux d’or illusoires, distrayants et bruyants ne mènent qu’à l’échec. L’illusion du « j’ai vu / compris ce qu’ils n’ont pas vu » n’est qu’une vaine consolation pour les égarés. Quant aux véritables serviteurs de la vérité, leur mission est de faire fondre ces faux / idoles virtuelles dans le feu de l’amour divin et du dhikr (rappel), puis de les ramener vers l’océan infini de la science d’Allah. Le dernier mot : « En vérité, votre seul Dieu est Allah en dehors de qui il n’y a point de divinité. De Sa science Il embrasse tout. »23
Necmettin Şahinler
Publié à Mirat Haber le 12 juillet 2024.
Traduction en français par Esra Bayraktar et Aydan Güler.
- Taha 20/99: Kadhālika Naquşşu `Alayka Min ‘Anbā’i Mā Qad Sabaqa Wa Qad ‘Ātaynāka Min Ladunnā Dhikrāan. ↩︎
- Selon de nombreux Sahaba (Compagnons du Prophète Muhammad), Moïse aurait passé les trente premières nuits à se préparer spirituellement, notamment en jeûnant, et la Torah (les Dix Commandements) lui aurait été révélée au cours des dix nuits suivantes. En arabe, le terme “nuit” désigne également une période qui comprend le “jour”. ↩︎
- Al-Araf 7/142: Wa Wā`adnā Mūsá Thalāthīna Laylatan Wa ‘Atmamnāhā Bi`ashrin Fatamma Mīqātu Rabbihi ‘Arba`na Laylatan Wa Qāla Mūsá Li’khīhi Hārūna Akhlufnī Fī Qawmī Wa ‘Aşliĥ Wa Lā Tattabi` Sabīla Al-Midīna. ↩︎
- Taha 20/86: Faraja`a Mūsá ‘Ilá Qawmihi Ghađbāna ‘Asifāan Qāla Yā Qawmi ‘Alam Ya`idkum Rabbukum Wa`dāan Ĥasanāan ‘Afaţāla ` Alaykumu Al-`Ahdu ‘Am ‘Aradtum ‘An Yaĥilla ` Alaykum Ghađabun Min Rabbikum Fa’akhlaftum Maw`idī. ↩︎
- Taha 20/87 : Qālū Mā ‘Akhlafnā Maw`idaka Bimalkinā Wa Lakinnā Ĥummilnā ‘Awzārāan Min Zīnati Al-Qawmi Faqadhafnāhā Fakadhalika ‘Alqá As-Sāmirīyu. ↩︎
- Taha 20/88: Fa’akhraja Lahum ` Ijlāan Jasadāan Lahu Khuwārun Faqālū Hādhā ‘Ilahukum Wa ‘Ilahu Mūsá Fanasiya. ↩︎
- “Sérapis” à l’époque gréco-égyptienne. ↩︎
- Al- Baqara 2/55 : Wa ‘Idh Qultum Yā Mūsá Lan Nu’umina Laka Ĥattá Nará Allāha Jahratan Fa’akhadhatkumu Aş-Şā`iqatu Wa ‘Antum Tanžurūna. ↩︎
- Taha 20/95 : Qāla Famā Khaţbuka Yā Sāmirīyu. ↩︎
- Taha 20/96 : Qāla Başurtu Bimā Lam Yabşurū Bihi Faqabađtu Qabđatan Min ‘Athari Ar-Rasūli Fanabadhtuhā Wa Kadhalika Sawwalat Lī Nafsī. ↩︎
- Taha 20/97-98 : Qāla Fādh/hab Fa’inna Laka Fī Al-Ĥayāati ‘An Taqūla Lā Misāsa Wa ‘Inna Laka Maw`idāan Lan Tukhlafahu Wa Anžur ‘Ilá ‘Ilahika Al-Ladhī Žalta ` Alayhi ` Ākifāan Lanuĥarriqannahu Thumma Lanansifannahu Fī Al-Yammi Nasfāan. ‘Innamā ‘Ilahukumu Allāhu Al-Ladhī Lā ‘Ilāha ‘Illā Huwa Wasi`a Kulla Shay’in ` Ilmāan. ↩︎
- Taha 20/91 : Qālū Lan Nabraĥa ` Alayhi ` Ākifīna Ĥattá Yarji`a ‘Ilaynā Mūsá. ↩︎
- Al-Baqara 2/93 : …Wa ‘Ushribū Fī Qulūbihimu Al-`Ijla Bikufrihim… ↩︎
- Al-Araf 7/138 : …Qālū Yā Mūsá Aj`al Lanā ‘Ilahāan Kamā Lahum ‘Ālihatun. ↩︎
- An-Nisa 4/119. ↩︎
- Fatir 35/5, Al-Hadid 57/14. ↩︎
- Al-Baqara 2/111. ↩︎
- La génération des musulmans qui est venu après les Sahaba, les compagnons du Prophète Muhammad. (NdT) ↩︎
- An-Nahl 16/25. ↩︎
- Le concept d’Israiliyat est un terme qui désigne les connaissances transmises à la culture islamique par d’autres cultures, en particulier juive et chrétienne. (NdT) ↩︎
- Tanzih est un concept qui déclare l’incomparabilité d’Allah, en soulignant son caractère parfait et distinct de toute création. “The Vision of Islam”, Sachiko Murata et William C. Chittick, Part-11. (NdT) ↩︎
- Tachbih signifie « affirmer la similitude. » Cela suggère qu’Allah partage des attributs avec sa création pour interagir avec elle. Des attributs tels que la vie, la connaissance et la miséricorde témoignent de la proximité et de la relation de Dieu. Ibid. (NdT) ↩︎
- Taha 20/98 : Innamā ‘Ilahukumu Allāhu Al-Ladhī Lā ‘Ilāha ‘Illā Huwa Wasi`a Kulla Shay’in ` Ilmāan. ↩︎